Les récits façonnent-ils le monde ? La place des femmes dans l’histoire de l’innovation
Chaque époque érige ses figures du progrès, consacrant certaines en symboles d'innovation et reléguant d’autres à la marge. Si l’histoire a retenu des noms devenus emblématiques, elle a aussi longtemps occulté des pionnières dont les contributions furent pourtant déterminantes. Le récit du progrès n’est pas qu’une succession de découvertes : c’est un choix de donner à certains acteurs plus de légitimité à façonner l’avenir que d’autres.
Or, derrière chaque grande avancée, des femmes furent présentes. De la révolution numérique à la conquête spatiale, de la médecine aux télécommunications, elles ont contribué à dessiner les contours du monde technologique d’aujourd’hui. Pourtant, ces trajectoires restent souvent secondaires dans nos récits, éclipsées par d’autres noms ou ignorées dans la mémoire collective.
Cette omission dépasse le cadre historique. Elle conditionne encore aujourd’hui notre perception de l’innovation et de ceux qui en seraient les moteurs légitimes. Dans un monde façonné par la technologie, peut-on se permettre une vision partielle de ceux qui participent à son essor ?

L’histoire occultée des femmes dans l’innovation
Les figures féminines de l’innovation ne sont pas absentes de l’histoire, mais leur reconnaissance a souvent été tardive, fragmentaire, voire effacée. En voici des figures non exhaustives :
Ada Lovelace, mathématicienne visionnaire, imagine dès le XIXe siècle le premier algorithme destiné à être exécuté par une machine, posant ainsi les bases de la programmation informatique.
Hedy Lamarr, actrice et inventrice, met au point un système de transmission sécurisé préfigurant les technologies du Wi-Fi et du Bluetooth.
Rosalind Franklin, dont les travaux en cristallographie furent essentiels à la découverte de la structure de l’ADN, est restée dans l’ombre des distinctions attribuées à ses confrères.
Katherine Johnson, mathématicienne dont les calculs ont été déterminants pour les premières missions spatiales américaines, a longtemps été reléguée aux marges du récit.
Ces noms, autrefois ignorés, émergent progressivement dans la mémoire collective. Pourtant, ils ne représentent que la partie visible d’un phénomène plus vaste : l’effacement des contributions féminines dans les récits du progrès.
L’historienne des sciences Margaret Rossiter a théorisé ce phénomène sous le nom d’effet Matilda : la tendance à minimiser les découvertes et les avancées des femmes en science et en technologie, à les attribuer à leurs homologues masculins ou à les passer sous silence.
Ces omissions ne relèvent pas du simple hasard historique. Elles ont modelé notre perception de l’innovation et influencent encore aujourd’hui qui nous considérons comme légitime pour entreprendre, inventer et façonner les technologies de demain.

Des récits façonnant l’avenir de l’innovation
L’effacement des femmes dans l’histoire de l’innovation ne relève pas seulement du passé. Il trouve encore aujourd’hui écho dans les structures de l’écosystème technologique, où leur sous-représentation influence directement les choix, les orientations et les impacts des technologies que nous utilisons au quotidien.
Un écart persistant dans l’écosystème technologique
Les chiffres en témoignent :
26,3 % de la main-d’œuvre IA en Europe est féminine.
29 % des responsables de départements IA sont des femmes.
33 % des utilisateurs de ChatGPT dans le monde sont des femmes.
Ce déséquilibre dépasse les seules statistiques. Il façonne la manière dont les technologies sont pensées, développées et mises sur le marché. Un secteur dominé par une homogénéité décisionnelle tend à produire des solutions répondant en priorité aux besoins de ceux qui les conçoivent. À l’inverse, des équipes diversifiées ouvrent le champ des possibles et anticipent mieux les réalités d’une société plurielle.
Quand les algorithmes prolongent les biais
L’innovation repose sur des bases de données, des référentiels et des modèles qui, s’ils sont biaisés, conduisent à des résultats eux-mêmes biaisés.
Des applications médicales moins performantes pour les diagnostics féminins, faute d’un apprentissage sur des données représentatives.
Des algorithmes de recrutement perpétuant les inégalités, en reproduisant des schémas et biais de sélection historiques.
Ces biais ne sont ni anecdotiques, ni inévitables. Ils sont la conséquence directe d’une innovation construite avec une diversité insuffisante dans sa conception et son développement.

Éclairer les angles morts
Penser une innovation plus inclusive ne relève pas d’une injonction idéologique, c’est une condition essentielle pour concevoir des technologies plus pertinentes, adaptées et représentatives des réalités sociales.
Redonner leur place aux récits oubliés
L’histoire de l’innovation ne saurait être figée. Revisiter les trajectoires et mettre en lumière la diversité des figures qui l’ont façonnée, c’est élargir le champ des possibles pour les générations futures.
Agir par l’éducation
Les représentations se construisent tôt. L’orientation des jeunes filles vers les sciences et la technologie ne repose pas uniquement sur des compétences, mais aussi sur l’accès à des modèles inspirants, des opportunités visibles et un accompagnement adéquat.
Ouvrir l’accès aux financements et aux postes stratégiques
Dans l’entrepreneuriat technologique, les disparités en matière de financement limitent encore les trajectoires. Faciliter l’accès aux ressources et aux espaces décisionnels est un levier structurant pour une innovation plus équilibrée.
Diversifier les perspectives dans la conception technologique
Les biais ne se corrigent pas uniquement en aval, mais en amont, dans la façon dont les technologies sont pensées. L’inclusivité dans les équipes de conception est une clé pour anticiper et limiter les angles morts technologiques.
Ces enjeux ne relèvent pas d’une dynamique linéaire, mais d’un mouvement progressif où chaque acteur et initiative à son échelle contribue à redéfinir le cadre plus large de l’innovation.

Enrichir la narration
L’innovation ne naît ex nihilo. Elle s’inscrit dans un héritage, des récits, des références façonnant notre perception de qui est légitime à créer, à diriger, à influencer le progrès technologique.
Si l’histoire de l’innovation a longtemps été racontée par une voix masculine, rien n’interdit d’en enrichir la narration. Il ne s’agit d’opposer hommes et femmes dans leur contribution au progrès mais de porter un cadre plus large face aux enjeux contemporains.
Reconnaître la place des femmes dans les trajectoires scientifiques et technologiques, c’est ouvrir le champ des possibles pour celles et ceux qui façonneront les innovations de demain, à condition que nous soyons capables d’imaginer un futur où chacun et chacune puisse y prendre part.
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